Jean-Luc Godard Instagram live
Lionel Baier
07/04/2020
Lionel Baier : Vous êtes prêt, Jean-Luc ?
Jean-Luc Godard : Ah oui, oui
LB : Vous êtes prêt, toujours prêt.
JLG : Toujours prêt
LB : D’abord je vous remercie beaucoup, les étudiants sont en train de nous rejoindre les uns après les autres, vous nous accordez un petit peu de temps
JLG : Oui
LB : Pour deux raisons. Parce qu’en fait dans le fond, quand il y a eu, quand on a commencé à voir des images au journal télévisé, et que le confinement pour nous toutes et tous a commencé, moi j’ai beaucoup pensé à vous parce que vous avez beaucoup commenté et réfléchi aux images qui sont celles du cinéma bien sûr mais aussi celles de la communication, des médias de la télévision. Et puis disons, mais peut-être le déclencheur, quand j’ai vu qu’on allait annuler Wimbledon et Roland Garros, je me suis dit « Alors, là ! » Cela doit vous faire quelque chose parce que dans le fond ?
JLG : Oh, plus maintenant
LB : Vous suivez toujours le tennis ?
JLG : Un peu, un peu, pas vraiment, moins, moins...
LB : Je me suis dit, voilà une activité cinéma dans le fond. Comme on le fait depuis un mois, un mois ½, on peut le basculer sur le numérique, ce que tout le monde fait. Les gens regardent de moins en moins les films dans les salles de cinéma, donc peut être qu’ils ne se rendront même pas compte que les salles de cinéma ont fermé ces derniers temps, à part les familles qui vont, pour les films d’été etc. Par contre, le sport, ça, du coup le tennis…
JLG : Oui
LB : On ne peut rien faire, c’est un vrai spectacle. Et juste sur les journaux télévisés et sur l’information, vous regardez toujours beaucoup la télévision ?
JLG : Euh moyen. Je regarde, en France, les chaînes d’information. Je regarde un peu les chaînes d’information. Rarement la télé publique, juste les chaînes d’information. En fait, qui sont des succursales de grandes chaînes et comme ça…
LB : Et pourquoi, vous êtes…
JLG : Même pour me tenir un peu au courant. Quand c’est toujours pareil je ne regarde pas. C’est un peu comme « Au théâtre ce soir », avec les mêmes, j’en ai fait un sketch dans mon scenario. Bon, ce sera difficile à obtenir du reste parce qu’il faudrait trouver quelqu’un qui fait une chaîne d’information, femme par exemple, et puis ensuite qu’on oppose à la… un peu, très simplement, à la vie privée, si vous voulez. On dit plus la même chose, ils sont prêts à mourir pour l’info mais ils ne sont pas prêts à vivre pour vivre. Donc, c’est difficile de trouver parce qu’on ne peut pas prendre un acteur qui fait semblant d’être une speakerine ou speaker, faut qu’elle soit vraie, qu’elle diffuse ses nouvelles du jour qu’on choisit. Et puis après qu’elle accepte d’être filmée dans un lieu de fiction qui est la vie disons, la vie humaine. Cela fait penser à « La voix humaine » de Cocteau, si vous voulez aussi par exemple, voilà.
LB : Quand vous dites, vous regardez les chaînes d’information en continu et plus forcément le journal télévisé, le rendez-vous de 20h, il y a une raison particulière ?
JLG : Non, je regarde une ou deux fois par jour. [inintelligible]. Je regarde s’il y a un film sur Canal+, c’est rare, et puis de temps en temps sur les programmes si je vois un ancien film que j’ai envie de revoir ou que je repique pour l’avoir à disposition. Sur les chaînes d’information toute la journée c’est pareil, donc ça suffit de regarder une fois le matin et une fois le soir et une fois le lendemain matin. C’est un peu mon journal, mais en fait c’est les journaux, parce qu’ici, la Suisse, je ne connais pas du tout. Avec Anne-Marie [Miéville], on ne regarde que 3 journaux : « Libération », « le Canard Enchaîné » et « Charlie Hebdo ». Cela fait 3 journaux d’information, ça suffit, ça suffit.
LB : Plus « L’Equipe » ? Vous ne lisez plus « L’Equipe » ?
JLG : Non, non c’est fini. De temps en temps « Le Monde ». A côté de « Libération », je trouve c’est assez mal écrit. On voit que c’est pas… c’est un écrit…. Même s’ils ne sont pas bureaucratiques. De temps en temps, il y a un écrivain dedans qui est peu mieux qu’un autre, c’est comme ça. Mais les journalistes de Libé, on sent que c’est ce qu’ils veulent. C’est un emploi journaliste au « Monde » … Il y a « le Monde » qui dirige mais c’est…
LB : Quand vous regardez des chaînes d’information, vous n’avez pas l’impression de regarder des rushs ? Parce qu’effectivement il y a quelque chose qui est très répétitif. Tous les jours on répète les prises, chaque journal, chaque heure, on revoit les mêmes sujets avec une petite modification des fois en terme du jeu des présentateurs du journal télévisé. Alors on peut voir...
JLG : Oui, on peut les regarder comme « Au théâtre ce soir ». Il y a en a un ou deux qu’on aime mieux que les autres parce qu’ils se débattent mieux si vous voulez, comme ça, chacun ses…. Mais c’est tout, mais pour l’information elle-même, c’est, enfin je crois, du reste que le virus sur lequel on ne donne pas beaucoup d’informations justement mais cela vient de la théorie de l’information de Shannon et de…. Et ensuite le … d’autres. Le virus, d’une communication, il a besoin d’un autre, d’aller chez le voisin, comme certains oiseaux pour y entrer. Et donc, quand on envoie un message même sur un réseau, on a besoin de l’autre pour rentrer chez lui. Donc ça m’étonne un peu qu’ils ne parlent pas de l’information. Je m’y suis intéressé très tôt, comme je racontais à Fabrice [Aragno], j’ai trouvé même une fois par la théorie de… quand l’ARN n’avait pas été trouvé encore, j’ai eu une discussion avec un de mes oncles, Jacques Monod, qui avait… j’ai oublié… Mais il disait : « cela va toujours tout droit l’ADN ». Je lui ai dit : « Et l’ARN qui communique l’ADN ». Et je lui ai dit : « si l’ARN va en arrière ? ». Et deux ou trois mois après ils ont trouvé la transcriptase arrière et ça, ça m’a toujours intéressé.
LB : Mais vous avez l’impression que l’information va toujours dans le même sens ?
JLG : Non, pas du tout.
LB : Est-ce qu’elle va des fois en arrière ? Comme l’ARN ?
JLG : Non, trop peu. Non, parce qu’ils ne font pas attention. Ils voient que le virus va en avant, ils ne pensent pas qu’il va en arrière.
LB : Mais en même temps, vous…
JLG : Vous demandez à un médecin, il ne pense que la maladie qu’on a, cela peut aller en arrière aussi
LB : Il y a l’idée de la progression tous les jours au journal télévisé ?
JLG : Oui mais ça c’est le capitalisme, c’est la croissance.
LB : Mais ça, on a un chiffre. Quand on regarde le journal télévisé, que ce soit sur les chaînes d’info ou lors de la grand-messe de 20 heures, il y a quelque chose de très graphique. C’est qu’on voit la courbe de la pandémie qui fait comme ça [mime une courbe qui croît] et puis l’économie qui fait comme ça [mime une courbe qui décroît] JLG : Oui mais voyez que la courbe… Pour moi, la courbe fait ça [mime une courbe qui croît]. Pour eux, la courbe fait ça [mime une courbe oscillante] [Rires] Ce n’est pas la même chose.
LB : Alors disons que la chute…
JLG : Parce que quand on fait ça [mime une oscillation] pour pouvoir faire un graphique qu’ils appellent courbe, ils oublient chaque fois que ça fait ça plein de [mime plusieurs oscillations]. Ils ne pensent que ça [mime un grande courbe]. Bah, voilà, c’est tout, je ne dis rien d’autre, je remarque que ça, c’est tout.
LB : Par contre, l’économie, on voit qu’elle fait une vraie courbe qui se croise. Parce qu’est drôle c’est que le virus fait comme ça.
JLG : Ah bah non, ils font aussi des vraies courbes mais en fait ils montrent un diagramme. Un diagramme n’est pas une courbe. Donc tout ça la langue fausse tout. Je ne crois plus tellement à la langue. Je pense que le grand…. ce qui ne va pas -- mais comment changer ? -- c’est l’alphabet, il y trop de lettres, il faudrait en supprimer beaucoup. Et puis après passer à autre chose, comme ont toujours fait les peintres. Oui, mais est-ce qu’on n’a pas fait la photographie quand Niépce puis Daguerre après l’a un peu inventé. Ils ne pensent pas qu’ils ne faisaient qu’une copie. Dans quel sens allait cette copie, je ne sais pas. Les peintres n’ont jamais fait de copie, enfin il y a des copieurs qui vont copier au Louvre, qui sont pour ça. Mais le peintre lui-même, Cézanne, Van Gogh ou d’autres n’ont… ça été porté au… C’est drôle parce que la photographie a été inventée quand même avant les impressionnistes et les impressionnistes ça été une réaction je pense, contre ça et puis ensuite c’était à peu près fini et c’est devenu tout autre chose.
LB : Bonnard, vous savez il a de belles photos de Bonnard où il est pris en photo et on se rend compte qu’après le moment où il est pris en photo, il peint beaucoup moins les autres. Il ne fait que peindre des paysages comme si dans le fond il se disait que les portraits, les peintures de personnes…
JLG : Oui, il faisait des photos comme ça, il y a de très belles photos de Bonnard un peu flou, quand il peint sa femme dans un tube ou des choses comme ça. Zola faisait beaucoup de photos, il s’est beaucoup disputé avec Cézanne aussi.
LB : Pourtant il avait un peintre qui avait un petit peu cette fonction, pas de reporter, mais de rapporter quelque chose qui est Goya, que vous appréciez. On dit que Goya est l’une des premières personnes qui dans le fond va permettre aux gens de voir ce que c’est véritablement que la mise à mort, la guerre, la destruction
JLG : Oui, Goya. Velasquez, déjà… Simplement quand ils peignent la famille royale, ce n’est pas un cadeau pour la famille royale. Mais tout ça c’est autre chose. La peinture et… ou ce qu’était la peinture, pour moi, est resté. Je gribouille quand je fais de la peinture. De faire ça avec son pinceau [mime un mouvement de pinceau] n’est pas la même chose que faire ça [mime un autre mouvement]. J’ai fait un film autrefois qui s’appelait « Comment ça va ? » et où Anne-Marie jouait une secrétaire de la CGT qui analysait en fait ce que l’on faisait quand on faisait ça [mime le retour à la ligne d’une machine à écrire]
LB : Ce geste ?
JLG : A la ligne et comme ça, et qu’on ne disait plus rien. C’était contre « Libération » à l’époque.
LB : Pourquoi contre « Libération » ?
JLG : Parce que je trouvais qu’ils ne faisaient pas assez de photos ou ils n’étaient pas assez en prise sur _ comme c’est venu un peu après _ en prise sur... Je les avais même traités à un moment, je leur avais dit « ordure de journaliste »
LB : Oui…
JLG : Qui est quelque chose qui est resté quand même [sourire]
LB : Pourtant c’est eux qui restent ?
JLG : Parce que c’est comme ça [mime à nouveau le retour à la ligne d’une machine à écrire]. Qu’on soit sur une imprimante ou une ancienne IBM, c’est ça. Ça ne correspond… Elle [Anne-Marie dans le film « Comment ça va ?] analyse bien à partir de deux photos combien ça [mime à nouveau le retour à la ligne d’une machine à écrire] ne rend pas compte de ça. Je m’interroge un peu sur le film que je vais faire, ce qu’a cru ou ce que voulait Niépce quand il voulait juste copier la réalité puis après la fixer en plus. L’idée fixe de fixer sur papier. C’est du reste à ce moment-là, au moment de fixer sur le papier, que Daguerre l’a escroqué.
LB : Parce que d’ailleurs étonnamment, au début les photos étaient sur des plaques de verre et pas du papier.
JLG : Oui.
LB : C’est déjà une… c’était déjà un transport…
JLG : Oui, mais déjà sur les plaques de verre avant, il fallait le fixer sur une plaque de verre. Il fallait, à la fois, prendre la photo dans la chambre noire et ensuite ce qu’on avait dans la caverne de Platon on la fixe sur papier.
LB : Mais vous avez l’impression du coup que le cinéma doit être en deçà des mots ? Ça doit être comme la peinture ? C’est au même endroit que la peinture ? On pourrait se dire que la peinture est au-dessus des mots ?
JLG : On peut. Les sons c’est le bruit de la rue, que ça soit des mots comme ça, même des mots qui ont du sens. Mais il n’y a pas que ça, ou il y trop peu ou il y a trop. Les politiques sont noyés là-dedans. Comment voulez-vous… Essayez de penser à un chef d’Etat deux minutes. On abandonne, tout le monde est comme ça. Donc on laisse faire l’Etat. C’est autre chose qui est lié. Je ne sais pas… La chimie, l’amour, [inintelligible], moi aussi je m’y perds un peu, sauf quand j’ai un projet et que j’essaie de préciser peu à peu. Peut y avoir ça, je peux y mettre un peu… D’où de changer un petit peu, plutôt que de diffuser un film dans une salle, le diffuser dans un théâtre. Rien que ça, ça fera… c’est un peu autre chose pour les gens qui aiment un peu [inintelligible], c’est tout.
LB : C’est l’idée de décaler, en fait de décaler un petit peu ? D’être à l’endroit où on ne le l’attend pas ?
JLG : Oui, mais sans se le dire.
LB : En le faisant ?
JLG : Sans se le dire. En le faisant, oui. En le faisant. La peinture est action avec les mains. Les mains sur l’ordinateur ne sont pas vraiment action. L’action, elle est ailleurs.
LB : Et vous, vous écrivez à la main. Là, quand vous êtes en train d’écrire votre projet, vous découpez et vous écrivez à la main.
JLG : Si possible, à la main. Avant je tapais à la machine et, depuis longtemps, j’aime mieux écrire à la main. Très souvent, j’écris tout petit à la main et je ne peux pas me relire. Donc je dois le réécrire et c’est déjà quelque chose. Ça, Boileau avait raison «Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Et le polissez et le repolissez sans cesse»
LB : Et vous réécrivez la même chose ou il y a des infimes différences par rapport à ce que vous aviez écrit ?
JLG : Oui, bien sûr, bien sûr.
LB : Ou vous ne savez pas ?
JLG : On ne sait pas, pas exactement. Ça m’arrive. Ou on change.
LB : Est-ce que les…. D’ailleurs quand vous parlez de la parole et de l’écrit…
JLG : Et puis après, j’efface beaucoup. Je me souviens dans l’histoire du cinéma, il y avait une phrase de Maître Eckhart qui disait : « Seul celui qui efface peut écrire ». Donc tout ça c’est…
LB : Quand vous parliez de la parole, tout à l’heure, les gens que l’on voit et aussi vous avez parlé… On a glissé la parole en fait aussi à l’idée du jeu puisque vous parliez au début d’une journaliste de la télévision, il faudrait que ça en soit une vraie pour qu’elle soit capable véritablement de jouer la présentatrice. Les gens qui sont à la télévision, ils sont dans la parole, mais dans la réalité ils lisent. C’est de l’écrit puisqu’ils ont un prompteur devant eux
JLG : Ils lisent et ensuite c’est pas de la parole. Donc les deux, trois ou quatre fois [inintelligible]. Et si elle dit quelque chose de vrai, c’est peut-être à nous de le découvrir et d’en faire quelque chose. Ce qu’on ne fait pas, on dit « oh ils déconnent » et on se croit libres de tout [inintelligible].
LB : Et quand on les voit assis et qu’ils lisent le prompteur pour réciter ce qui a été écrit, par eux ou par quelqu’un d’autre, il y a une petite différence…
JLG : Il y en a de temps en temps qui ont une parole. Je me souviens d’un pamphlétaire qui a eu du succès à un moment, il s’appelle Henri Guillemin. Lui avait une certaine parole et on pouvait l’écouter raconter tel épisode de l’histoire de France ou comme ça. Mais il y avait quelque chose. Tchernia à côté, non, c’était moins bien.
LB : C’était un auteur Guillemin. Donc il se voyait déjà comme quelqu’un qui était dans la narration, ce qui n’était pas le cas de Tchernia.
JLG : Oui, c’était un bon théâtre historique. Cela valait mille séries sur la Révolution Française ou l’autre, je ne sais pas.
LB : Justement par rapport à cette idée du théâtre ce soir quand on est au journal télévisé ou qu’on regarde les infos, il y a une petite différence qui est maintenant le fait qu’avec l’appareil avec lequel je vous filme, qui est un téléphone portable, tout le monde, les journalistes ont beaucoup l’habitude de prendre leur téléphone portable pour faire des interviews. Et donc d’être dans une démarche qui n’est plus celle d’être installé derrière son pupitre mais de tenir la caméra pour parler à des invités qui sont aussi, comme on le fait maintenant, par Skype, ou disons, à distance. La chose qui m’a surprise c’est qu’au-delà du fait qu’il y ait un plaisir à « mal se filmer », ce que j’entends par là c’est de mettre la caméra très, très proche de soi voire très, très proche de sa bouche, ils sont aussi dans une perspective qui n’est pas celle habituelle, c’est-à-dire, ils ne sont pas en train de lire un prompteur, ils sont dans une forme de lâcher prise qui fait qu’on les voit se filmer de façon très différente que quand ils sont au journal télévisé. Et je me suis demandé si c’était par qu’ils s’imaginaient qu’ils étaient bien filmés quand ils sont derrière leur pupitre et que là ils essaient de prendre… Est-ce que cette caméra, cette image, qui est une image presque volée d’eux-mêmes, qui est une image miroir pour le coup, ils se regardent – en fait, là c’est moi qui vous regarde à travers mon téléphone – mais si j’étais un journaliste, je me filmerais moi-même et je me verrai en train de vous parler et je me parlerais à moi-même d’une certaine façon. Vous voyez une différence, vous, dans leur façon de parler par exemple, à l’image quand ils sont dessus leur téléphone portable ou devant la caméra avec le prompteur et la caméra qui est devenue un robot, il n’y a plus personne derrière maintenant. Ils sont tout seuls dans un studio avec des machines.
JLG : Je ne sais pas. Ça me dépasse ou l'envers du mot.... Ça me…
LB : Repasse !
JLG : Ça me soustrait.
LB : Ça vous soustrait !
JLG : Et, à propos de Skype, je m’en souviens que Jean-Paul m’avait proposé Skype. Et j’ai essayé et en un jour j’ai eu toute une nuée de sauterelles, de filles de joie disons, qui me téléphonaient pour avoir un rendez-vous, donc je ne voulais pas Skype.
LB : Vous avez arrêté ?
JLG : Quasiment. J’ai pris plutôt Apple, puisqu’Apple a son Skype personnel sous le nom de Facetime mais sans que personne ne vous téléphone.[rires]
LB : Il y a quelque chose presque, comme Tchekhov [inintelligible] qui était un médecin et écrivain.
JLG : Oui
LB : On a l’impression qu’il y aurait eu aussi envie de votre côté d’avoir ce bagage-là ? JLG : Oui, mais c’est difficile d’être les deux. Le cinéma permettait d’être un tout petit peu plus polyvalent mais pas trop. Ce que vous dites par rapport à [inintelligible] celui qui appuie sur une caméra et qui voit ce qu’il est en train de filmer, il n’y a aucun doute qu’il filme ça. Moi j’en suis arrivé à un point, ‘il ne filme pas ça’. Et ça, les peintres savaient que, les peintres qu’on connait, et même des plus [inintelligible] peintres du village, comme ça, comme celui que j’avais inventé qui s’appelait… dans quoi ? Comment est-ce qu’il s’appelle ? J’ai oublié…celui qui peignait…
LB : Dans « Liberté et Patrie » ?
JLG : Oui, dans « Liberté et Patrie ». J’ai oublié… C’était d’après Ramuz…
LB : C’était un film que vous aviez fait pour les 200 ans du gouvernement vaudois, enfin de la libération du canton de Vaud.
JLG : Il s’appelait… On cherche…
LB : On peut faire comme tout le monde, aller sur Google, Alphabet
JLG : Non, mais c’était un petit peintre, qui était en Suisse puis qui est allé à Paris puis qui est revenu en Suisse. Il a fini par peindre, voilà, comme ça…
LB : Mais vous avez l’impression, vous, dans votre travail, comme un peintre vous allez vers, plus ça avance, vous allez vers quelque chose qui est de l’ordre de la précision ?
JLG : Ou comme un savant… Non, disons que de la passion, de l’émotion ou du doute. Du doute. J’aime bien citer cette phrase de Conrad qui est « Nous travaillons dans la nuit, nous faisons ce que nous pouvons. Le doute est notre passion et la passion est notre tâche ». C’est dans quoi ça ? Film Socialisme. C’était la joueuse de tennis, Cécile [Tanvier ?], qui disait ça.
Fabrice Aragno: Cela se termine par « Et le reste, c’est la folie de l’art » quelque chose comme ça.
JLG : Oui, que j’ai supprimé.
FA : Et que je rajoute !
LB : Oui, il y a des peintres qui sont partis, je me souviens… Pour parler d’un autre peintre vaudois, les premiers portraits de Vallotton jeune homme…
JLG : Vallotton, j’aime beaucoup !
LB : C’est des portraits d’une précision -- tous les cheveux -- scientifique
JLG : Il souligne après, même [inintelligible] souligne à mort… Non, c’est très beau
LB : Il se repeint à la fin de sa vie, à l’aube de sa vie, avec quelque chose qui est beaucoup plus, comment dire, souple dans le pinceau. C’est-à-dire qu’on est moins à la recherche d’une sorte de précision du cheveu, de la peau, on est dans une sorte d’aspect général de la personne. C’est pourquoi je me demandais, dans votre travail, si vous aviez l’impression de faire le même mouvement. En fait, d’aller vers quelque chose qui est plus…
JLG : Non, [inintelligible] je fais. Tel un scientifique, je note ce que je fais. Là, ils ont souvent aucun doute ou ils n’ont pas de doute technique. C’est qu’on va pouvoir faire-ci faire-ça et faire-ça… Alors qu’il y a un doute plus profond chez l’artiste, si vous voulez, par rapport au scientifique.
LB : Mais quand vous dites « Je fais ». Vous faites ce geste-là, vous faites le geste de l’écriture.
JLG : Non !
LB : Vous faites ça [mime un geste]
JLG : Oui, je fais
LB : Comme par pointillisme, vous faites les choses…
JLG : Mais c’est une action. Le scientifique fait une action, le médecin fait une action quand il pose un diagnostic. Oui, c’est difficile… Les gens viennent chez lui. Mon père visitait les gens.
LB : Oui, il allait à la rencontre.
JLG : Oui, il était un médecin dans sa spécialité, qui était l’estomac. Il a inventé du reste à l’époque, une espèce de petite caméra qui pouvait aller dans l’estomac. C’était [en] 35 ou comme ça. Aujourd’hui c’est plus difficile. Les pires, c’est les juristes. Les juristes qui n’ont que des lettres de l’alphabet qu’ils manipulent dans tous les sens. Alors, quand c’est pour une cause, on félicite l’avocat, on est bien contents qu’il nous délivre. Mais sinon c’est… mais l’avocat s’appuie lui-même sur de la rhétorique.
LB : Votre dernier film était moins lié à un travail, disons…
JLG : A ce propos, j’aime beaucoup, pas les romans mais les livres un peu d’enquête que ça soit policière, politique ou comme ça. Quand je sens, et que j’aime suivre, qu’il y a un vrai travail d’enquête qui peut durer 5, 6 ans, soit pour innocenter quelqu’un, soit pour accuser quelqu’un d’autre de malversations. Ça j’aime beaucoup. Il y en pas des masses. Il y en beaucoup de publiés mais il n’y en a pas des masses.
LB : Les romans noirs ont toujours ce côté documentaire…
JLG : Certains, certains…
LB : Connaître la vie des criminels, des policiers…
JLG : Certains… Les premiers romans de Manchette. Mais qui étaient… Il se prenait pour un critique de cinéma aussi. Et les films, d’après les romans de Manchette, ont été fait par José Giovanni même pas par Melville
LB : Et, Goodis aussi. Goodis, il y avait un plaisir…
JLG : Goodis aussi !
LB : La description, très précise du mot…
JLG : Tout à fait
LB : Presqu’une enquête, on a l’impression de lire des romans réalistes.
JLG : Oui, oui. C’est un point commun qu’on avait avec Truffaut. Quand on se disputait, c’était David Goodis.
LB : Lui, il a fait « Tirer sur le pianiste »
JLG : Puis après, ça… [fait un geste du revers de la main]
LB : Mais cette précision, quand vous dites, par rapport justement, je disais, à votre dernier film ou vos derniers films, l’implication en fait de la mise en scène des acteurs, d’aller à la rencontre d’acteurs, elle s’est faite plus discrète.
JLG : Oui, complètement.
LB : Mais est-ce que vous avez l’impression… Est-ce que c’est ce quelque chose qui vous manque d’abord ?
JLG : Non, pour le film avec Roxy, je dis avec Roxy car pour les autres acteurs je ne sais pas qui ils sont [sourire], et qu’ils auraient pu être presque n’importe qui. Au début, j’avais essayé de choisir puis après j’ai dit : « Bah, on prend celui-là, il a l’air honnête et puis voilà ». Ce qui était fin parce que c’est Roxy qui était le principal. Non, parce qu’on ne peut pas, les acteurs, ils sont, aujourd’hui, dans quelque chose de tout à fait faux entre la mégalo… Même s’ils sont humbles, ils sont dans la mégalomanie du personnage, ou comme ça ils pensent qu’ils peuvent jouer un autre personnage qu’eux. Et ce n’est évident que leur jeu ait un autre comme Rimbaud le disait. Non, ça très tôt je l’ai senti. Mais il y avait des figurants que j’aime bien parce qu’ils étaient, pour eux-mêmes, ils étaient vedettes à ce moment-là donc il y avait une innocence chez eux qu’il n’y a plus chez la star. Alors qu’à Hollywood, il y a eu un moment jusqu' au milieu du parlant où la star était encore honnête parce qu’ils étaient tenus très, très forts par les producteurs.
LB : Une autre possibilité est de leur faire faire ce qu’ils sont, ce que vous avez souvent fait dans vos films ou ce qu’ils désirent être comme Rivette le faisait par exemple.
JLG : C’est une échappatoire mais il faut qu’ils en soient capables et qu’ils ne fassent pas d’autre chose à côté.
LB : Et Roxy, vous étiez sûr qu’il faisait ce qu’il voulait ou qu’il faisait quand même quelque chose pour la caméra, pour son maître ?
JLG : Non, il faisait ce qu’il voulait. Et je lui faisais faire des choses dont il a l’habitude que ça soit manger un bout de cervelas à tel endroit, bah il y allait. [rires]
LB : Mais ce rapport par exemple, est-ce que vous avez l’impression quand vous alliez vers les acteurs, qu’il y avait quelque chose qui était semblable que votre père qui allait trouver ses patients ou c’était complètement différent ?
JLG : J’ai pas pensé tout de suite… Maintenant….Et puis, j’ai pas besoin de… Non, je peux faire avec des figures, qui est un mot que j’ai employé souvent, par un acteur. Mais une figure, il faut qu’il représente autre chose. Ils ne peuvent pas… Non, non je pourrais…. Je pourrais pas parce que je ne saurais pas quoi leur dire. « Faites-ci, faites-ça ou faites ce que vous voulez », et bah ça, c’est pas intéressant, cela n'en vaut pas la peine. Qu’ils aillent gagner leur vie ailleurs.
LB : Mais vous vous forciez avant, du coup, à leur parler ? Vous vous forciez à leur dire quelque chose ?
JLG : Non, je croyais, je pensais. Je ne suis pas venu d’un coup comme ça.
LB : Et donc, du coup il n’y aurait aucune idée de se dire, je reprends votre idée, d’une journaliste télé qui fait ce qu’elle sait faire, on ne saurait pas quoi lui dire si on devait prendre une actrice. Qu’est-ce qu’on pourrait bien lui dire ? Rien, en fait. C’est pour ça qu’il faudrait prendre quelqu’un dont c’est l’emploi.
JLG : Mais je ne peux pas prendre une actrice parce qu’elle a pas à dire ça, elle n’est pas speakerine, elle peut pas. Donc il faut prendre quelqu’un… il faut pour le spectateur, commencer à penser un peu au spectateur dans le désir d’être… de me suivre un peu, et quand j’oppose, c’est une séquence qui s’appelle «Fake News », une journaliste de LCI/TFI qui est capable et puis après la même chez elle, qui écoute quelque chose que lui dit son amant ou sa mère ou sa petite fille, c’est tout. C’est au spectateur à voir s’il sent une différence. L’un qui s’appelle « Virus des infos » et l’autre, simplement parce que c’est un titre de l’un de mes films, « Vivre sa vie ».
LB : Et en quoi ça serait … Pourquoi ça s’appelle « Fake News » cette séquence ?
JLG : Bah parce que c’est du domaine public aujourd’hui.
LB : La fausse nouvelle ?
JLG : La fausse nouvelle n’est pas ‘telle’ fausse nouvelle. Elle est fausse nouvelle. Il y en a une qui est ancienne, la speakerine, et une qui est toujours nouvelle… Tout ça, on ne peut pas synthétiser d’un mot ou d’une phrase. Ça la langue ne le permet pas … ou le permet trop.
LB : C’est-à-dire de pouvoir dire ce qui est faux ou ce qui est juste ?
JLG : D’avoir un sentiment de quelque chose, qui est peut-être vrai. C’est pas faux, atomiquement c’est pas faux.
LB : Atomiquement ! [rires]
JLG : Mais l’autre, même atomiquement, elle est pas au même… c’est pas les mêmes atomes.
LB : De nouveau, une sorte de vérité scientifique…
JLG : Non, parce que j’y crois pas vraiment. Parce qu’on l’a pas trouvé d’un seul coup. Galilée n’est pas venu au temps de Socrates. Encore que, il y a …mais voilà…Non
LB : Et du coup, la discussion, par exemple là tous les soirs on a droit d’avoir des discours…
JLG : Mais c’est très difficile de discuter avec un bon scientifique, de la langue, de leur approche. C’est très difficile. C’est très difficile de discuter sincèrement avec ses manques et avec ses mots comme-ci, comme ça. C’est très difficile ou ça n’intéresse pas. Aujourd’hui, on peut pas. J’ai peu de souvenirs bien que j’ai fait un tour il y a trois ou quatre ans à l’hôpital, peut-être moins. J’ai très peu de souvenirs de médecins avec lesquels j’ai pu discuter de mon cas. Je pensais que cela ne l’intéressait pas mais en même temps il a trop, qui sont internes ou ceci ou cela…. ou juste un anesthésiste ou juste un brancardier, avec ceux-là on peut discuter, parce qu’ils sont plus humbles.
LB : Parce qu’ils ont moins peur. Le médecin, il a peur de ne pas pouvoir guérir. Le brancardier, ce n’est pas son travail. Le médecin, il a peur de ne pas pouvoir guérir, de montrer l’impuissance en ne vous guérissant pas. Il a peur de parler le médecin.
JLG : Oui, mais à des moments, ce n’est pas la peur de pas pouvoir guérir. Il a pas à avoir peur de pas pouvoir guérir, c’est parce qu’il a son serment de j’sais pas quoi …
LB : d’Hippocrate
JLG : Il doit obéir au serment
LB : Mais [Mikhaïl] Boulgakov dans son journal ["Récits d’un jeune médecin"] il disait quand il était médecin, la peur quand les gens venaient avec des maladies très, très graves, il disait : « Mon dieu, pourvu qu’ils partent et qu’ils ne reviennent pas » parce que je ne pourrai pas les guérir, je ne pourrai pas leur dire la vérité.
JLG : Oui, mais ça se comprend. C’est plus honnête.
LB : « Pourvu qu’elle meure pendant la nuit mais qu’elle ne meure pas chez moi »
JLG : Oui, ça se comprend aussi.
LB : Et votre père, il aimait parler de médecine ? Il aimait parler de son travail ?
JLG : Je ne sais pas. Je ne crois pas. Pas à la maison, je ne crois pas... Peut-être pour lui, j’en sais rien…
LB : Et vous avez vu du coup, on est en pleine période où on prend le temps d’entendre les scientifiques, en fait on entend surtout beaucoup de fonctionnaires qui nous disent ce qu’il ne faut pas qu’on fasse pour l’attraper… Voyez, gel, masques, ne pas se serrer la main ou on met du désinfectant. Mais peu de personnes nous parlent de la maladie comme un événement véritablement. On nous dit comment être prophylactique, comment faire attention mais pas de quoi est faite cette maladie, on ne nous dit pas ce que s’est cette maladie en fait.
JLG : Bah non, parce qu’ils ne savent pas. Ils en savent comme moi, est-ce une matière ou est-ce une… du vivant ?
LB : Mais qu’est ce qui empêche d’en parler ? C’est pas grave…
JLG : Je pense que c’est les deux…en tout cas du vivant. Donc il est comme nous. Peut-être qu’il nous aime bien. Comme disait Sacha Guitry « Il est contre, mais tout contre »
LB : « Je suis contre les femmes, mais tout contre ». Mais depuis quand est-ce qu’il faudrait savoir ? Pourquoi les scientifiques devraient savoir pour en parler ? Les artistes n’arrêtent pas de travailler sur des choses qu’ils ne connaissent pas ou qu’ils ne savent pas pour essayer de trouver. Peut-être que s’ils parlaient plus, ils trouveraient, les scientifiques.
JLG : Un peu mais pas autant qu’ils le disent. Un peu, oui. Un peu, je suis pas contre mais un peu. Quand on a trouvé la pénicilline juste après la guerre, il a fallu la guerre pour trouver la pénicilline. Donc, si on dit ça à un médecin classique ou comme ça ils disent « ouais, vous plaisantez… Ces [inintelligible] ils plaisantent » et voilà.
LB : Mais voyez, je vais me risquer un parallèle…
JLG : C’est comme la mémoire. Je disais à un médecin, j’ai [inintelligible] qui m’a, à un moment, sauvé la vie. Anne-Marie n’y croyait pas. Et moi, j’avais pas très envie mais Anne-Marie en avait envie et c’est elle qui a décidé. Et j’en étais content. Et je lui disais qu’avec l’âge, je perdais la mémoire des mots, ce qui n’a rien d’extraordinaire, mais je perdais la mémoire de l’instant mais une mémoire plus profonde d’avant, celle-là je l’avais. Mais plus profonde. Par exemple, quand je vais à la Coop acheter quelque chose je vois ce que je vais acheter, je ne sais pas de liste mais je vois le parcours que je vais avoir.[rires] Lui, pensais que c’était une plaisanterie de moi, que je ne savais pas les mots « poire », « pomme », « fromage »… Non, je voyais ou s’il y avait un mot, il venait après. Et du reste, quand j’arrivais à la Coop et que j’avais le mot, je ne me souvenais plus… [sourire]
LB : Mais vous voyiez le parcours que vous deviez faire ? Le cheminement ?
JLG : Je voyais le parcours et si je vois la poire, je dis « Ah, oui, c’est ça, voilà ». Mais pas plus. Mais si est venu le mot « poire », je l’oublie et j’achète pas la poire que je voulais.
LB : C’est quelque chose qui vous angoisse ?
JLG : Non, pas du tout
LB : Ou c’est quelque chose qui vous laisse au contraire dans un grand [inintelligible] JLG : Non, c’est plutôt un réconfort.
LB : Par rapport à ce que vous disiez sur les scientifiques, vous voyez, ici on est à Rolle. Tout près de là, pendant longtemps, les scientifiques c’étaient aussi des explorateurs, des aventuriers. A Aubonne, il y avait Alexandre Yersin qui est parti, qui a découvert le bacille de la peste. Mais c’était un aventurier d’abord. Pendant longtemps, les réalisateurs, les cinéastes étaient aussi plutôt des aventuriers, des gens qui partaient avec des scénarios qui n’étaient pas aussi formatés que ceux qu’on peut avoir aujourd’hui. Et qu’on trouvait peut-être plus de choses parce qu’on partait un peu en vadrouille. Est-ce que vous trouvez pas qu’on aurait peut-être plus de solutions de trouver un remède à la crise si on confiait toute cette affaire à plutôt des aventuriers plutôt qu’à des scientifiques comme le cinéma s’en sortirait mieux avec des aventuriers peut-être ?
JLG : Oui, bien sûr. On est trop peu nombreux. Et comme on est en démocratie c’est la majorité qui -- en bonne démocratie – c’est la majorité qui dirige.
LB : C’est qui le « On », « On est trop peu nombreux » ?
JLG : Ça ? Un peu les aventuriers et d’autres choses qu’il y a toujours eu dans le cinéma. Mais le cinéma, à un moment donné, a eu aussi des classiques qui dirigeaient mieux que des aventuriers. Pour moi c’est la [longue ?]. On se dit quelque chose, on arrête pas de se parler comme ça. Quand vient le soir, le temps des rêves, on ne passe pas facilement, si on est un peu conscient, aux rêves comme ça. Ça passe par des tas de phrases, on y arrive pas, on s’embourbe dans ceci ou comme ça. Et puis il y a des moments si on est très fatigués, ça va. Mais, non c’est pas… les rêves, c’est marrant. Le sort qu’on fait à Freud aujourd’hui. En France, ils l’ont supprimé de l’Education Nationale. Et du reste, Freud, quand il est arrivé en Angleterre, avec un cancer à la mâchoire, sur son passeport il y avait mis qu’il était viennois, et ça avait été conquis par Hitler, on a mis « Alien Stranger » [Enemy Alien], « Ennemi Etranger ». Ça, c’est la langue !
LB : Mais si les français font un sort à Freud c’est parce que justement il était beaucoup plus dans les images…
JLG : Il était dans les deux.
LB : Et qu’ils ont leur héros national avec Lacan qui est dans les mots pour le coup.
JLG : Oui, mais Lacan, il fait des images avec ses mots. C’est quelqu’un qui souhaite autre chose aussi. C’est pas un mauvais… c’est un très bon…
LB : C’est pas un mauvais bougre !
JLG : [rires] C’est pas un mauvais bougre ! Et ça je crois tout à fait que les vrais écrivains... Joyce c’est difficile à lire. Il faut savoir vraiment très, très bien l’anglais… Ils en avaient fait une traduction en France par Valérie Larbaud, [inintelligible] ça n’a pas de sens comme ils disent.
LB : Mais pourquoi vous pensez qu’on fait un mauvais sort à Freud maintenant en France ? Particulièrement, maintenant.
JLG : Parce qu’il ferait du bien. Que se soit pour Israël/Palestine ou un tas de choses. On ne va pas relire Moïse et le monothéisme ou une quoi… un « Malaise dans la civilisation » ou comme ça. C’est à lire lentement, des fois à haute voix. On ne lit plus à haute voix. Petit, par mon grand-père, on m’a appris à lire à haute voix. On lisait à haute voix un peu en famille. Ça, c’était mon grand-père maternel, c’était pas mes parents.
LB : Et c’est quelque chose qui est toujours très présent dans votre travail ?
JLG : Oui, qui est resté…
LB : On voit les acteurs lire…
JLG : Même si on ne le fait plus. Si on adapte un roman, on peut faire lire les personnages assis qui lisent. Mais il faudrait qu’ils parlent comme Guillemin ou comme Joyce, ce qui n’est pas le cas.
LB : C’est quelque chose qu’on devrait apprendre dans le fond dans les écoles de cinéma puisque les étudiants de l’ECAL nous écoutent. On devrait leur faire lire à haute voix ? JLG : Je ne sais pas ce qu’ils apprennent… Je ne sais pas ce qu’ils apprennent…
LB : Mais est-ce qu’ils devraient apprendre à lire à haute voix ?
JLG : Oui, s’ils veulent devenir acteurs. A l’époque de la Nouvelle Vague, je pensais qu’il fallait enseigner, ce qui était un plus pour moi à l’époque, le cinéma dans les universités. Aujourd’hui où il faut en France Bac+ je sais pas combien, partout l’ECAL tout ça, je dis il faut renvoyer tout le monde chez vous.
LB : En même temps vous savez, je me dis, voyez on est en train de parler, tout le monde peut commenter ce qu’on est en train de dire, les étudiants… La grande différence qu’il y a peut-être au moment où vous faites du cinéma, quand vous commencez à faire du cinéma, même moi qui suis d’une autre génération, mais malgré tous les films étaient vus et commentés par peu de personnes.
JLG : Oui
LB : Aujourd’hui les étudiants, leurs films sont vus sur des plateformes où tout le monde commente. Et les écoles, c’est peut-être le dernier endroit où ils peuvent faire des choses où le jugement n’est pas immédiat, c’est-à-dire où on n’est pas… il n’y a pas immédiatement dans le fond, les commentaires, les likes, les pouces en haut, les pouces en bas. Les écoles, peut-être pendant longtemps, elles étaient coercitives et j’ai l’impression que c’est le dernier endroit où on n’est pas jugé. Alors que là, quand on parle, peut-être les étudiants, plein de gens envoient des commentaires pour dire qu’on est bien, pas bien, que c’est juste, faux, qu’on se trompe. Alors les écoles, elles permettent d’avoir un endroit où il n’y a pas ce jugement-là. Moi j’en ai pas fait non plus mais…
JLG : L’ECAL, ça vient de Yves Yersin ?
LB : Oui, cela vient de Yves Yersin.
JLG : Oui, je l’avais connu autrefois.
LB : La même famille que l’explorateur d’Aubonne qui a découvert le bacille de la peste. JLG : Ah, ça je ne savais pas.
LB : Donc, c’est peut-être le dernier endroit où on peut avoir le droit de faire des films qui sont vus mais qui ne sont pas jugés par tout le monde, qui ne partent pas immédiatement en inquisition. Peut-être ? Et pourquoi vous pensez que cela devait être à l’université…
JLG : Est-ce que Francis Reusser a été dans une école ?
LB : Non
JLG : Oui, mais pour moi Francis, qui est très, très malade en ce moment…
LB : Oui, je l’ai vu il y a encore pas longtemps.
JLG : Oui, mais j’espère qu’il ne va pas passer. Il n’a plus beaucoup de… Mais pour moi, c’est -- ne le prenez pas contre vous, Fabrice [Aragno] non plus -- c’est le seul cinéaste suisse, qui n’a jamais quitté la Suisse, qui s’est intéressé au monde, un peu. Mais c’est le seul cinéaste suisse, entre les pieds dans l’eau ou le pied dans les montagnes et comme ça les autres sont suisses puisqu’ils sont dans ce pays là et qu’ils ont un passeport. Francis, s’il n’avait pas de passeport suisse, on pourrait dire c’est un cinéaste suisse.
LB : Oui, je suis d’accord avec vous. Même vaudois, vous croyez pas ?
JLG : Même vaudois. Il a un côté Hodler, aussi
LB : Il a un projet sur Hodler d’ailleurs.
JLG : Ah oui!
LB : Vous, quand vous dites, c’est le seul, vous n’êtes pas un cinéaste suisse ?
JLG : Non, je suis français. J’ai un passeport suisse mais français, vaudois.