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Le virus est une force anarchique de métamorphose

​entretien

Emanuele Coccia

26/03/2020

El virus es una fuerza anárquica de metamorfosis [es]

O vírus é uma força anárquica de metamorfose [pt]

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, les virus envahissent les corps mais aussi les esprits. Mais que sont-ils vraiment ? Pour le philosophe Emanuele Coccia, les virus sont avant tout une puissance de transformation. En passant d’une créature à l’autre, ils attestent que nous procédons tous d’un même souffle de vie. Un pas de côté pour tempérer l’angoisse de la contagion ?

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i : Camille Mancy

Dans votre dernier essai Métamorphoses, vous soutenez que tous les vivants procèdent d’une même vie qui se transmute sans cesse. N’est-ce pas ce dont nous faisons tous l’expérience malheureuse avec l’épidémie ? 

Emanuele Coccia : Les deux dernières pages de Métamorphoses – écrites bien avant la pandémie actuelle – sont consacrées aux virus. J’y esquisse l’idée que le virus est la manière dont le futur existe dans le présent. Le virus, en effet, est une force pure de métamorphose qui circule de vie en vie sans être limitée aux frontières d’un corps. Libre, anarchique, quasi immatériel, n’appartenant à aucun individu, il possède une capacité de transformer tous les vivants et leur permet de réaliser leur forme singulière. Pensez qu’une partie de notre ADN, sans doute autour de 8 %, serait d’origine virale ! Les virus sont une force de nouveauté, de modification, de transformation, ils ont un potentiel d’invention qui a joué un rôle essentiel dans l’évolution. Ils sont la preuve que nous sommes dans nos identités génétiques des bricolages multispécifiques. Gilles Deleuze écrivait, dans Mille Plateaux [avec Félix Guattari, Éd. de Minuit, 1980], que « nous faisons rhizome avec nos virus, ou plutôt nos virus nous font faire rhizome avec d’autres bêtes ». De ce point de vue, le futur est comme la maladie de l’identité, le cancer du présent : il contraint tous les vivants à se métamorphoser. Il faut bien tomber malade, se laisser contaminer, et éventuellement mourir, pour laisser la vie aller son cours et donner naissance au futur.

Cette manière de voir les choses peut sembler plus perturbante que rassurante…

La puissance transformatrice des virus a évidemment quelque chose d’angoissant à un moment où le Covid-19 est en train de changer profondément notre monde. La crise épidémiologique va finir par être dépassée, mais le surgissement de ce virus a déjà changé irréparablement nos modes de vie, les réalités sociales, les équilibres géopolitiques. L’angoisse que nous éprouvons aujourd’hui résulte en grande partie de ce que nous réalisons que le plus petit être vivant est capable de paralyser la civilisation humaine la mieux équipée d’un point de vue technique. Ce pouvoir transformateur d’un être invisible produit, je crois, une remise en cause du narcissisme de nos sociétés.

 

C’est-à-dire ?

Je pense non seulement au narcissisme qui fait de l’homme le maître de la nature, mais aussi celui qui nous conduit à attribuer à l’homme une puissance destructrice inouïe et exclusive sur les équilibres naturels. Nous continuons à nous considérer comme spéciaux, différents, exceptionnels, y compris dans la contemplation des dégâts que nous infligeons aux autres vivants. Et pourtant, cette puissance de destruction, exactement comme la force de génération, est distribuée équitablement à tout vivant. L’homme n’est pas l’être par excellence qui altère la nature. N’importe quelle bactérie, n’importe quel virus, n’importe quel insecte peut produire de très vastes effets sur le monde.

 

La pandémie actuelle devrait donc aussi nous induire à changer d’idée de nature ?

L’écologie contemporaine continue à se nourrir d’un imaginaire dans lequel la Terre apparaît comme la maison de la vie. Cette idée est sous-entendue dans les mots mêmes d’écologie et d’écosystème : oikos, en grec, désigne la demeure, la sphère domestique bien organisée. En réalité, la nature n’est pas le règne d’un équilibre perpétuel, dans lequel chacun serait à sa place. Elle est un espace d’invention permanente de nouveaux vivants qui viennent chambouler tout équilibre. Tous les êtres migrent, tous les êtres occupent la maison des autres. La vie, au fond, ce n’est que cela.

Plus qu’une peur du virus, le climat actuel révèle-t-il pour vous une peur de la mort ?

Certainement. Il est naturel d’avoir peur de la mort et de la combattre dans la mesure du possible. Et il est normal de prendre des mesures pour protéger la communauté et surtout ses membres les plus fragiles. Mais au-delà de la crise que nous traversons, nos sociétés ont tendance à refouler la mort et à penser la vie individuelle en termes d’absolu. Or la vie que nous vivons ne commence pas avec notre naissance : elle est la vie de notre mère qui s’est prolongée en nous et continuera à vivre dans nos enfants. Nous sommes la même chair, le même souffle, les mêmes atomes que notre mère qui nous a hébergés pendant neuf mois. La vie passe de corps en corps, d’espèce en espèce, de règne en règne à travers la naissance, la nutrition mais aussi et surtout la mort. C’est d’ailleurs en vertu de ce que nous partageons (humains, pangolins, plantes, champignons, virus, etc.) le même souffle de vie que nous sommes exposés à la mort : c’est seulement parce que la vie qui est en moi peut devenir la vie d’un autre que je peux la perdre.

La mort n’est pas la fin de la vie ?

Non, elle est la métamorphose de la même vie qui circule et s’apprête sans cesse à prendre d’autres formes. En mourant, nous transmettrons cette vie à d’autres êtres. La croyance que la vie qui nous anime s’arrête avec la mort de notre corps est une conséquence de la fétichisation de notre moi – l’idée que chacun d’entre nous possède une vie qui lui appartient en propre, qui est originaire. Il faut se libérer de cette conception.

 

C’est une approche libératrice mais d’abord inquiétante, non ?

C’est la vie même qui est inquiétante et ambiguë ! Toute vie est un potentiel de création, d’invention ; toute vie est capable d’imposer un nouvel ordre, une nouvelle perspective, une nouvelle manière d’exister. Mais cette ouverture à l’inédit implique toujours une part sombre, destructrice. Il suffit de penser au fait élémentaire de se nourrir : notre vie est littéralement bâtie sur les cadavres des vivants. Notre corps est le cimetière d’un nombre infini d’autres êtres. Et nous serons nous-mêmes consommés par d’autres vivants. Avec le virus, nous réalisons que cette puissance inouïe de nouveauté n’est pas liée à une dotation anatomique spécifique, à la taille par exemple, ou à une capacité cérébrale. Dès qu’il y a de la vie, peu importe sa position dans l’arbre de l’évolution, nous sommes en présence d’une puissance colossale capable de changer le visage de la planète.

 

Il faudrait donc abandonner l’idée traditionnelle d’une hiérarchie des espèces ?

Bien entendu. Nous considérons, spontanément, que l’animal est supérieur à la plante, la plante à la bactérie, et ainsi de suite. Pourtant, les plus petites formes de vie ne sont pas les plus élémentaires ou les plus primitives. Aucun être vivant n’a conservé la forme qu’il avait il y a des millions d’années. Chaque vivant possède, derrière lui, une histoire millénaire qui implique d’autres êtres. L’évolution des virus, par exemple, est liée à celle des autres vivants, parce qu’il se « nourrissent » de portions d’ADN.

Qu’est-ce qui fait la spécificité du mode d’existence des virus ?

Tout d’abord, il y a à leur propos une discussion qui ne sera je pense jamais tranchée : les virus sont-ils des êtres vivants ? Cette discussion théorique est, je crois, une question mal posée. Il y a en effet toujours du non-vivant dans le vivant. Nous sommes constitués de la même matière que la Terre ; nous possédons une structure moléculaire qui a quelque chose de minéral. Un très beau livre de Thomas Heams propose donc de parler d’« infravies » plutôt que de non-vivants. Les virus se réduisent quasiment à de l’ADN ou à de l’ARN – bref à du matériau génétique. Ils n’ont pas de structure cellulaire – noyau, mitochondries, etc.. C’est étonnant, car la cellule passe souvent pour l’unité de base commune à tous les vivants. Même les bactéries ont une structure cellulaire, quoique très particulière. Quoi qu’il en soit, les virus ont besoin, pour se reproduire, de s’adosser à d’autres structures biologiques plus étendues : ils « piratent » les cellules d’autres organismes et leur transmettent de nouvelles instructions génétiques afin de se multiplier.

 

Que penser de la métaphore du virus informatique ?

Je crois que nous devrions la renverser : toute information est un virus. Toute information vient d’ailleurs. Dans le même sens, on peut dire que le langage et la pensée sont structurés comme les gènes : toute pensée peut être décomposée en éléments plus ou moins complexes qui, comme les gènes, peuvent être transmis. Ce qui permet à l’esprit de celles et ceux qui les reçoivent de penser la même chose ou de faire le même geste – dans un contexte nouveau.

Il faudrait admettre que les virus font partie de la multitude d’êtres qui nous habitent ?

Nous sommes tous des corps qui transportent une quantité inouïe de bactéries, de virus, de champignons, d’êtres non humains. 100 milliards de bactéries de 500 à 1 000 espèces élisent ainsi domicile en nous. C’est dix fois plus que le nombre de cellules qui constituent notre organisme. Bref, nous ne sommes pas un seul être vivant mais une population, une sorte de zoo ambulant, une ménagerie. Plus profondément encore, de multiples êtres non humains – à commencer par les virus – ont contribué à façonner l’organisme humain, sa forme, sa structure. Les mitochondries de nos cellules, qui produisent l’énergie, seraient ainsi le résultat de l’incorporation de bactéries. Ces évidences scientifiques devraient nous conduire à remettre en question la substantialisation de l’individu, l’idée qu’il est une entité repliée sur elle-même et fermée au monde et à l’altérité. Mais il faudrait aussi en finir avec la substantialisation des espèces…

 

Que voulez-vous dire ?

Contre la science, nous avons creusé un abîme entre les différentes espèces. Nous n’avons jamais pleinement intégré l’intuition de Darwin qui n’était pas tellement de dire : « l’homme descend des primates », mais plutôt : « aucune espèce n’est pure, toute espèce est un étrange mélange, une chimère, un bricolage, un patchwork d’identités génétiques d’autres espèces qui l’ont précédé ». Nous sommes tous faits les uns des autres, nous portons la marque d’une multitude de formes que la vie a traversées avant de produire la forme humaine. Regardez le corps humain : la plupart de ses traits morphologiques comme le nez ou les yeux ne sont en rien spécifiquement humains. Nos vies sont à peine humaines. Nous, les vivants, sommes la même vie venue d’ailleurs et juste un peu modifiée. Une vie qui commence bien avant nous. Toute espèce est comme le papillon d’une autre et la chenille prête à se métamorphoser en une infinité d’autres. La preuve finale, d’un point de vue chimique, c’est que nous partageons tous la même machinerie génétique – ADN et ARN.

Pour conclure, auriez-vous un conseil de lecture pour ces temps de confinement ?

Il y a un très beau texte d’Aldo Leopold, « Odyssey » [1942, lien en anglais], dans lequel il raconte la vie du point de vue d’un atome qui traverse différentes formes de vie. Cette lecture permet de réaliser que tout ce qui nous entoure participe du même souffle et de la même vie.

Philosophie Magazine https://www.philomag.com/les-idees/emanuele-coccia-le-virus-est-une-force-anarchique-de-metamorphose-42893

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